• La santé entre avoir et être

    Conférence donnée aux ASS en milieu de travail en novembre 2011

     

     

     

    La santé entre avoir et être

     

     

     

     

     

     

     

    Il m’a été demandé de réfléchir avec vous sur le concept de santé. Or, il me semble très instructif de partir de nos façons de parler les plus ordinaires car elles nous révèlent souvent le sens impensé que nous donnons à telle ou telle réalité ; réfléchir sur les mots nous aide à des prises de conscience sur la représentation que nous nous faisons des choses dont nous parlons.

     

     

     

    A propos de la notion de santé, vous avez remarqué qu’il existe deux usages linguistiques aussi ordinaires l’un que l’autre : on dit de quelqu’un qu’il a ou n’a pas une bonne santé comme on dit aussi qu’il est ou n’est pas en bonne santé. Le titre de cette communication indique que j’aimerais explorer avec vous les contours de ces deux modes d’expression. Nous sentons confusément que ce n’est pas exactement la même chose d’avoir une bonne santé et d’être en bonne santé. Que dit-on de différent quand on conjugue la santé sous le régime de l’avoir ou sous celui de l’être ? Quelles représentations de la santé sont véhiculées par ces tournures différentes ?

     

    Ce parcours d’exploration nous conduira à une proposition de définition de la notion de santé et rencontrera la pensée – incontournable sur la question - de Georges Canguilhem, cité sur le flyer de présentation de la journée.

     

    Enfin, je n’oublierai pas que c’est dans le cadre de la réforme des services de santé au travail que s’impose cette réflexion et nous verrons comment l’assistant de service social est concerné par elle.

     

    Partons donc des faits de langue et écoutons ce que les mots nous apprennent. J’explorerai d’abord le versant « avoir ».

     

     

     

    I-                  La santé comme capital à entretenir

     

     

     

    1)     Quelques expressions usuelles

     

     

     

    Une représentation fréquente de la santé en fait un bien, non seulement au sens de quelque chose qui est bon et agréable, mais au sens patrimonial du mot, au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il possède de grands biens. On dit d’ailleurs que la santé est un capital dont on dispose et qu’on peut dilapider ou au contraire faire fructifier. Je relève l’expression « se ruiner la santé » et il est significatif que ce verbe « ruiner » désigne d’abord une perte financière. C’est dans cette logique là qu’on fait un « bilan » de santé pour établir ce qui fonctionne bien et ce qui fonctionne moins bien, voire mal. Ce vocabulaire comptable se retrouve encore quand on dit de quelqu’un qu’il a perdu la santé ou inversement qu’il l’a retrouvée.

     

    Dans toutes ces expressions, on traite toujours la santé comme une chose quantifiable et c’est aussi ce qu’on fait quand on dit que Untel a une « petite santé ».

     

     

     

    Je relève un autre fait de langue : il en va des mots qui désignent les maladies comme du mot « santé » ; ils s’emploient tout autant avec l’auxiliaire « avoir » qu’avec l’auxiliaire « être ». Ainsi, il est notable qu’on peut aussi bien dire « j’ai la grippe » ou « j’ai un rhume » que « je suis grippée ou enrhumée ».

     

    Restons sur le versant « avoir ». Quand la santé est un bien qu’on possède, on a ou on attrape des maladies qui viennent amputer notre capital mais qu’on peut combattre pour restaurer le bien initial. Ce n’est pas exactement la même chose de dire « avoir du diabète » ou « être diabétique », « avoir des migraines » ou « être migraineux » ….. Dans cette logique comptable où l’on parle de la santé comme d’un avoir, la maladie est pensée comme une diminution ou une perte de cet avoir : diabète ou migraines écornent votre capital santé.

     

     

     

    Que nous révèlent ces façons de parler en termes quantitatifs de la santé et de la maladie ?

     

     

     

    2)     Sous les mots, des représentations

     

     

     

    Dans ce cadre là, santé et maladie forment un couple de contraires, la santé apparaît comme l’absence de maladie. C’est sans doute la notion la plus commune que nous en avons. Explorons plus avant les conséquences de cette représentation.

     

    Quand le rapport du sujet à la santé ou à la maladie se dit sur le mode de l’avoir et de la perte, ce rapport est distant, c’est celui que nous entretenons avec les choses. On a, par exemple, une jolie maison ou une grande voiture ; on peut aussi traiter les humains sur le mode de l’avoir et dire « avoir une femme – ou un mari – et des enfants », cela indique un rapport de possession qu’on pourrait discuter. Ce qui importe ici c’est que cette santé-avoir s’entretient (bien ou mal) comme on entretient sa voiture. Le modèle médical révélé par cette façon de parler est un modèle mécaniste qui fait du médecin et des personnels de santé des sortes de garagistes, des techniciens compétents pour réparer ce qui ne va pas et prévenir d’éventuels incidents. Si ma santé est un capital, la vaccination, qui vise à la protéger, est assez comparable au fait de mettre de l’antigel dans le réservoir de sa voiture avant l’hiver en sorte que le froid n’endommage pas le moteur.

     

     

     

    Cette représentation de la santé a longtemps eu cours et nos habitudes de langage témoignent qu’elle n’a pas disparu. Le médecin dans ce contexte s’intéresse plus à la maladie qu’au malade puisque c’est la maladie qui peut faire perdre la santé. De ce point de vue, on voit bien que le travailleur social n’a rien à faire dans un service de santé ni aux côtés des personnels de santé. Si l’on s’en tenait à cette représentation, sa fonction serait ailleurs.

     

     

     

    Or cette vision de la santé est récusée de façon récurrente dans tous les travaux sur la question depuis, une soixantaine d’années[1]. La santé ne peut se définir comme l’absence de maladie, nous allons le découvrir en examinant l’autre façon d’en parler, celle qui emploie l’auxiliaire « être »

     

     

     

    II-              La santé comme tonalité de l’existence

     

     

     

    Quand on dit « je suis » ou « je ne suis pas en bonne santé », on introduit non plus un rapport de possession entre le sujet et sa santé mais on fait de cette santé une composante de son être, une détermination qui définit une manière d’être. La santé n’est plus une chose quantifiable, c’est une qualité dont les variations caractérisent l’existence. Là encore nos façons de parler sont très signifiantes.

     

     

     

    1)     Quelques expressions usuelles

     

     

     

    Quand on est en bonne santé, on dit qu’on va bien. Je souligne cette synonymie : être en bonne santé c’est aller bien. La santé est une allure de vie, elle est l’allant qui nous fait avancer dans la vie et j’insiste sur le caractère dynamique de ces expressions. La bonne santé est la capacité d’avancer dans l’existence, de ne pas stationner sur place quand surgit un obstacle mais de le contourner ou surpasser. Elle est la capacité de s’adapter aux nouvelles données imposées par les aléas de la vie.

     

    On dit aussi de quelqu’un en bonne santé qu’il se porte bien. Il vaut la peine de s’arrêter sur cette formule qui, si on y regarde, peut surprendre : comment se porter soi-même ? Comme le baron de Münchhausen qui s’était sorti d’un marais où il était tombé en s’attrapant lui-même par les cheveux ? C’est absurde ! Non il faut donner un sens imagé à l’expression et avancer que se porter bien, c’est se supporter soi-même, accepter son existence telle qu’elle est avec ses heurs et malheurs. Porter suppose l’idée d’un poids ; nous savons tous que l’existence peut être parfois pesante, nulle ne la traverse sans dommages. Etre en bonne santé, c’est justement être apte à porter les poids en tous genres de l’existence, maladies bien sûr mais aussi chocs émotionnels de toutes sortes allant de la contrariété aux deuils les plus traumatisants.

     

     

     

    On va évidemment d’autant mieux et on se porte d’autant mieux qu’aucune maladie ne perturbe notre existence, mais il faut noter deux faits :

     

    1)    On peut aller mal en l’absence de toute maladie.

     

    Certaines personnes vont mal alors même que la médecine ne détecte aucune maladie. Elles vont mal parce que les soucis et le stress attristent leur vie, parce qu’elles ne trouvent pas à s’épanouir dans leur métier ou dans leurs relations … Elles ne se sentent pas en bonne santé tout en n’ayant aucune maladie. Elles n’ont pas mal, elles sont mal, elles vont mal ; elles se portent mal. Certaines développeront même des troubles somatiques, symptômes de leur mal être et non pas causes de celui-ci.

     

    2)    Inversement, on peut aller bien y compris dans la maladie.

     

    On peut, en effet, avoir telle ou telle maladie et pourtant se sentir bien. Certes la maladie ralentira peut-être l’allure de vie, elle empêchera certaines activités mais le moral restera bon. On aura même éventuellement mal sans pour autant être ébranlé dans son être. La bonne santé est précisément cet art de vivre qui s’accommode des maladies (ce qui ne veut pas dire qu’on ne les soigne pas bien évidemment). Toute la philosophie antique se définissait par son projet d’apprendre à vivre bien en dépit des aléas de l’existence, je dirais volontiers d’appendre à souffrir, d’apprendre à avoir mal sans être mal, à aller bien et se porter bien y compris quand la maladie est là.

     

     

     

    C’est dans ce contexte de réflexions que se comprend la définition de la santé de G. Canguilhem[2] que je mentionnais en commençant et sur laquelle nous nous arrêtons maintenant.

     

     

     

    2)     Une définition de la santé

     

     

     

     « Je me porte bien lorsque je porte la responsabilité de mes actes, lorsque je peux porter des choses à l’existence, et lorsque je peux créer entre les choses des liens qui ne leur viendraient pas sans moi » telle est la définition en question. Trois formulations de la bonne santé sont ici posées par les trois « lorsque » qui apportent, chacun, un regard complémentaire et convergent.

     

    Se porter bien ou aller bien c’est d’abord « porter la responsabilité de ses actes ». Autrement dit c’est être sujet et auteur de sa vie de quelque type que soit cette vie. Et, pour reprendre les deux situations précédemment évoquées, il est clair qu’on peut ne présenter aucune pathologie mais être privé de responsabilité parce qu’on est soumis à la tutelle d’un tyran, d’un maître, d’un geôlier. L’aliénation, de quelque ordre qu’elle soit, entrave l’allure de la vie et – pour plagier la formule célèbre – nuit à la santé (ce qui est mauvais dans la cigarette, c’est la dépendance plus que le tabac). On peut, en revanche, assumer la responsabilité de ses actes du fond d’un lit d’hôpital. Celui qui peut encore dire « je veux » ou « j’ai voulu et j’assume », va bien même dans la maladie.

     

    Se porter bien, c’est ensuite « porter des choses à l’existence » ; c’est-à-dire être créateur ou producteur de « choses », comprenons aussi bien d’objets d’art ou d’artisanat que de produits culturels ou d’actions. C’est agir sur le monde, y laisser la marque de sa présence.

     

    Ces deux premiers item sont inséparables : pour être responsable de ses actes, il faut qu’il y ait des actes. La maladie, sauf sans doute en phase terminale (et encore), n’exclut pas qu’on soit créatif dans un domaine ou un autre.

     

    Pour préciser le sens qu’il donne à cette idée de production de choses, Canguilhem précise – et c’est le troisième moment – que ces « choses » peuvent être des « liens », le mot exact du texte est « rapports ». C’est une autre façon de dire que la santé passe par la capacité d’agir sur le monde, d’en infléchir le cours mais l’accent est ici mis sur l’activité de pensée et de connaissance. Ce qui met en rapport les choses, c’est la connaissance qui donne la compréhension des choses. G.Canguilhem développe ce point dans son texte en précisant que pour « changer les choses, il faut les connaître ».

     

    Ailleurs mais dans le même esprit, G.Canguilhem dit que se porter bien, c’est instaurer ses propres normes de vie quand se présente une crise organique et il a cette formule parlante « la santé c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever[3] ».

     

     

     

    On est bien loin ici de la représentation de la santé évoquée d’abord et du modèle médical qui lui est corrélatif. On avait noté que le travailleur social serait étranger au domaine sanitaire si celui-ci concernait la maladie plus que le malade et si la santé ne consistait qu’à se garantir des maladies.

     

    C’est une tout autre perspective qu’ouvre la définition de G.Canguilhem et où nous a conduit l’examen de la santé comme façon d’être, allure de l’existence, et finalement art de vivre. De ce point de vue, la santé n’est certainement pas le domaine réservé des personnels sanitaires. Ils conservent bien sûr tout leur rôle de prévention et réduction des maladies, rôle que nul ne leur conteste, mais ils n’en ont plus le monopole si la santé n’est pas seulement préservation de la maladie. Conjointement et de façon coopérative, il appartient aux travailleurs sociaux de prendre en charge les questions de santé. C’est ce point qu’il nous faut développer pour conclure.

     

     

     

    III – La coopération du sanitaire et du social

     

     

     

    Si la santé est l’aptitude d’un sujet à mener sa vie, dans tous les domaines, de façon autonome et responsable, il est clair que la bonne santé ne relève pas d’un seul champ professionnel mais, au contraire, mobilise tous ceux qui sont en mesure de protéger contre les agressions du milieu et de renforcer les défenses personnelles.

     

    C’est parce que chaque être humain est multidimensionnel, que l’approche de sa santé doit être pluridisciplinaire.

     

    Le sujet humain n’est en effet pas la simple addition de différentes strates, l’une biologique, une autre psychologique, une autre encore sociologique, un autre encore historique et ainsi de suite. On ne comprend rien à une personne si on s’en tient à des approches successives de ses caractères par les différentes sciences humaines. Chacun de nous intègre des caractères d’ordre à la fois biologique, psychologique, sociologique, etc… Aucune de ces disciplines ne rend compte, seule, de ce que nous sommes car nos traits psychologiques, par exemple, se sont forgés dans un milieu à la fois naturel et culturel, ils sont tout à la fois l’effet et la cause de nos caractères organiques qui les conditionnent tout en étant modifiés par eux. Parce qu’une personne humaine ne se débite pas en tronçons, sa santé ne saurait être le fait d’une action unidimensionnelle.

     

     

     

    La question qui nous retient, est : « comment préserver et, plus, contribuer à épanouir la santé au travail ? ». Resserrer ainsi l’approche au monde du travail et à la vie professionnelle, c’est évidemment effectuer une abstraction car la vie professionnelle ne peut pas se désolidariser de la vie familiale, amoureuse, spirituelle … Toutes ces dimensions interagissent nécessairement  comme interagissent les plans de l’existence (biologique, psychologique, sociologique …).  L’être humain est tout entier engagé dans chacun des secteurs de son activité, nous endossons des personnages différents mais nous sommes la même personne. Ou, pour parler le langage du cinéma, si la caméra cadre sur la vie professionnelle, il ne faut pas oublier que « hors champ » continuent d’exister les autres dimensions de la vie. On est au travail en fonction de ce qu’on est hors travail. Et c’est bien pourquoi l’ASS a sa place dans un service de santé du travail.

     

     

     

    Assurer la santé de la personne au travail, c’est bien sûr sécuriser le poste de travail, protéger des accidents inhérents à tel poste de travail, vérifier l’ajustement des exigences du poste et des compétences de la personne …. Tout cela va de soi. C’est aussi faire régulièrement des dépistages et examens de contrôle. C’est tout aussi évident et tout aussi important. On limitera ainsi, autant qu’il est possible, les maladies et accidents.

     

    Tout cela, et plus, pourra être fait sans que, pourtant, le bien être des personnes soit garanti. Tout peut être irréprochable en terme comptable, et pourtant totalement inhumain.

     

    Je ne veux pas laisser entendre que la dimension humaniste au travail soit la seule tâche des ASS. Humaniser les conditions de travail doit aussi être le fait des personnels sanitaires. Mais il appartient certainement aux travailleurs sociaux de veiller au bien être  au travail, de veiller à ce que la personne soit en mesure de faire face aux charges qu’impose son poste de travail.

     

     

     

     

     

    Sylvie Queval

     



    [1] Le préambule de 1946 de l’OMS qui définit la santé comme un « état de complet bien être physique, psychique et social » fait date en la matière. On peut aussi noter l’ouvrage de 1943 de G.Canguilhem, Le Normal et le Pathologique.

    [2] Cette définition vient conclure une conférence donnée en 1988 à Strasbourg par l’auteur. On peut la retrouver page 68 du recueil de textes Ecrits sur la médecine, Seuil, 2001

     

    [3] Le Normal et le pathologique, P.U.F. 2e édition 1988, page 167.

     


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  • Commentaires

    1
    David-Emm
    Dimanche 1er Janvier 2012 à 15:48

    Merci pour ce texte et la référence bibliographique. Je me sens concerné par ce texte. Je vais le relire. A l'instant où j'écris, ce texte me semble responsabiliser sans culpabiliser.

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