• Conférence donnée lors des septijournées de l'UPS de Narbonne, juillet 2012

     

    Un exemple de relation interculturelle :

     

    Les Wisigoths à Narbonne

     

    461 - 720

     

     

     

     

     

    Pourquoi s’intéresser aux Wisigoths ?

     

     

     

    Il existe entre Carcassonne et Narbonne, un mont appelé « Mont Alaric » et il existe dans Narbonne, une rue du mont Alaric. Mais combien de Narbonnais savent qui était cet Alaric, ce qu’il fit et ce qui lui valut de donner ainsi son nom à un mont et une rue ?

     

    N’importe quel dictionnaire vous apprend qu’il y eut deux Alaric, deux rois wisigoths. Le premier mit à sac Rome en 410, pas très glorieux et peu à voir avec Narbonne ! Le second fut roi de 484 à 507 et fit de Narbonne sa capitale alors que la ville était déjà sous contrôle wisigoth depuis 461 ; elle le restera jusqu’à l’arrivée des Arabes en 720.

     

    461 – 720, cela fait 259 ans de domination wisigothe et on n’en parle pas ou si peu et, parfois, si mal ! Que nous ont en effet appris nos livres d’histoire ? Qu’il y eut des invasions barbares et que de sombres brutes ruinèrent la civilisation latine mais que fort heureusement, parmi ces barbares, certains se convertirent au catholicisme, les Francs, et qu’ils établirent les fondements de notre pays, la France. Cette légende nationale a pris corps très tôt puisque, déjà au VIe Siècle, Grégoire de Tours, évêque de Tours (538-594) et auteur d’une Histoire des Francs,  la véhicule et raconte les événements, récents pour lui, avec un parti pris qui aurait de quoi faire sourire s’il n’avait été le terreau d’une idéologie très contestable. La conversion de Clovis au catholicisme fait, selon Grégoire, du roi des Francs « un nouveau Constantin » (p.36) qui va reconquérir des territoires occupés par les Wisigoths avec l’aide du vrai Dieu. « Clovis rencontra Alaric, le roi des Goths, dans la plaine de Vouglé, à dix milles de Poitiers. Après quelques instants de résistance, les Goths tournèrent le dos selon leur coutume (sic) et Dieu accorda la victoire à Clovis …. Après la bataille, Amalaric, le fils d’Alaric se sauva (re sic) en Espagne» (p. 44). On sait que les choses furent moins simplistes.

     

     

     

    S’intéresser aux Wisigoths en Narbonnaise, c’est donc d’abord réparer une injustice, c’est faire sortir de l’ombre une dimension essentielle de cette région, une part de son patrimoine occultée par des siècles de domination franque. Voilà une première raison de consacrer un peu de temps aux Wisigoths.

     

    Il existe une seconde raison. Etudier l’époque où cette région fut wisigothe, c’est faire un voyage en un temps certes lointain mais qui n’est pourtant pas sans présenter certains points communs et analogies avec la nôtre, ce qui donne à penser.

     

    C’est parce que ces trois siècles « oubliés » de présence wisigothe à Narbonne donnent à penser pour le présent, que la philosophie a quelque chose à en dire. Ce n’est pas en historienne que j’aborde le sujet, il sera évidemment indispensable de rappeler quelques faits, mais c’est à une réflexion sur le type de relations que peuvent nouer deux peuples de cultures différentes appelés à vivre sur le même territoire, que je vous invite. Narbonne a été un carrefour de cultures, un foyer de civilisation - nous reviendrons sur ces termes - en cela Narbonne fournit un exemple de ce que peut être une relation interculturelle.

     

     

     

    I-                 Survol chronologique

     

     

     

    La fiche chronologique qui a été distribuée est organisée en trois blocs. C’est en 461 que Narbonne devient wisigothe mais pour une meilleure mise en perspective, il faut remonter en deçà de cette date et il est intéressant de jeter un regard en aval.

     

     

     

    I-1) Avant 461 

     

     

     

    Depuis 378 et leur victoire contre les Romains à Andrinopolis, les Goths progressent vers l’ouest (cf carte). Il importe de noter que ces Goths avaient été convertis au christianisme arien dès le tout début du IVe siècle. Un bref rappel de ce qu’est l’arianisme s’impose donc.

     

     

     

    Arius est un prêtre d’Alexandrie (256-336). Il affirme que le fils n’est pas le même que le père (homoiousios) mais qu’il lui est semblable (homoousios) : cela fait un « i » de différence. Arius soutient que le fils est subordonné au père et non l’incarnation du père. Il est condamné une première fois au concile de Nicée, en 325, qui impose l’idée de l’incarnation de Dieu et pose que « le fils a été engendré avant tous les siècles ». La doctrine arienne est de nouveau condamnée au concile de Constantinople, en 381, qui fixe que quiconque possèdera un livre d’Arius serait condamné à mort. Le catholicisme trinitaire devient alors la seule religion autorisée de l’empire. Un spécialiste des hérésies, Michel Théron, a pu dire que Jésus de Nazareth est un prophète au premier siècle et qu’il fut promu Dieu au quatrième.

     

    L’appartenance des Goths à l’arianisme sera d’une importance capitale pour les relations entre Goths, Romains et Francs. Nous y reviendrons.

     

    En 418, un foedus (traité) accorde l’Aquitaine aux Goths en contrepartie d’une protection militaire des frontières de l’empire. Les Goths se sédentarisent alors. Toulouse est alors capitale et Narbonne demeure romaine. L’empire craint une extension du royaume goth jusqu’à la mer. Une loi romaine de 419 prévoit d’ailleurs la peine capitale pour quiconque enseignera aux barbares les techniques de la construction navale, il s’agit d’empêcher qu’ils dominent la Méditerranée.[1]

     

     

     

    A partir de 418, Une coexistence pacifique  s’installe fondée sur une division des tâches : aux Romains l’administration, aux Goths la police et la défense des frontières. C’est ainsi en alliés que les Goths et les Romains battent les Huns de Attila aux Champs Catalauniques en 451[2].

     

     

     

    I-2) De 461 à 720 : Narbonne, la wisigothe

     

     

     

    La périodisation est toujours discutable mais pour clarifier les choses, on peut distinguer trois périodes de durées bien inégales durant ces presque trois siècles.

     

     

     

    I-2-1) 461 – 484 : l’extension du royaume wisigoth

     

    En 461, le roi Théodoric II obtient Narbonne de l’empereur Sévère. C’est toujours l’époque de la grande entente romano-gothique. Le gallo-romain Sidoine-Apollinaire chante les louanges de ce roi, « honneur de la nation des Goths, salut et appui du peuple romain[3] », « il coupe chaque jour, le poil qui pousse à l’intérieur de ses narines » et  offre des banquets durant lesquels « on parle sérieusement » et qui allient « l’élégance de la Grèce, l’abondance des Gaules, la célérité de l’Italie, la pompe d’une cérémonie publique aux soins d’une table privée »[4]. Le même Sidoine s’extasie alors sur les merveilles de Narbonne (lire p. 355).

     

    La lune de miel ne dure guère car le successeur de Théodoric, Euric va persécuter les catholiques nicéens. Contrairement à Théodoric qui fut un roi très romanisé, Euric parle un latin approximatif. C’est un conquérant quil étend le royaume wisigoth jusqu’à la Loire. Il suscite la jalousie des Francs qui se sont, eux, convertis au catholicisme trinitaire et la colère des gallo-romains, nicéens eux aussi. Le camp romain se divise alors entre partisans de la collaboration et partisans de la résistance. Sidoine-Apollinaire change totalement de discours sur les Goths. Euric meurt en 484.

     

    I-2-2) 484 – 507 : Narbonne capitale du royaume wisigoth

     

    Alaric II succède à son père. Narbonne devient capitale du royaume wisigoth. Alaric tente la négociation avec les Francs et leur nouveau chef, Clovis ; mais il échoue et meurt à Vouillé. Les Francs occupent Toulouse et la Narbonnaise, désormais Septimanie, devient un prolongement du royaume wisigoth d’Espagne.

     

     

     

    I-2-3) 507- 720 : Narbonne capitale de la province gauloise du royaume wisigoth

     

    Le royaume wisigoth est réduit à l’Espagne et la Septimanie. La capitale se déplacera à Barcelone puis Tolède mais Narbonne demeure la capitale de la province gauloise du royaume de Tolède. Elle résiste à toutes les tentatives de conquête franque. Ainsi, en 531 le roi Amalric, qui a épousé la fille de Clovis, veut la convertir à l’arianisme ; le Franc Childebert attaque Narbonne en représailles, mais la ville tient ferme et reste wisigothe. 

     

    En 589 le roi wisigoth Récarède se convertit au christianisme nicéen, il entraîne la grande majorité de la population wisigothe dans son sillage. La distinction entre Romains et Goths tend à s’estomper, les mariages mixtes se multiplient.

     

    En 711, les Arabes passent Gibraltar et pénètrent en Espagne. Ils prennent Narbonne en 720.

     

     

     

    I-3) Après 720 

     

     

     

    A partir de 754, Pépin le Bref, champion de la Chrétienté, va libérer les peuples soumis aux infidèles. Il conquiert d’abord Avignon puis met le siège devant Narbonne en 756.

     

    La résistance de Narbonne fut plus celle des Wisigoths de la ville, aidés par ceux de l’extérieur, que celle des Arabes. Les Goths de Narbonne ne se rendirent qu’en 759 sous la promesse qu’ils conserveraient leurs lois, la Lex Romana Wisigothorum. Les francs avaient compris qu’il ne serait pas facile d’intégrer les Goths et cédèrent sur ce point. Les lois Wisigothiques demeurèrent la principale source du droit écrit, dans le Midi de la France, jusqu’à la Révolution Française[5].

     

     

     

    En bref :

     

    Narbonne fut donc occupée par les Wisigoths depuis 461 ; elle fut capitale du royaume de 484 à 507 (sous le règne de Alaric II) puis capitale de province jusqu’en 720. Elle ne céda au pouvoir franc qu’en 759.

     

     

     

    II - Du multiculturalisme à l’interculturalisme

     

     

     

    La question qui nous occupe est de savoir comment cohabitèrent les Gallo-romains occupant de la Narbonnaise et ces Wisigoths nouveaux venus et établis en toute légalité sur les terres qui leur ont été octroyées.

     

    Deux textes distants de deux décennies donnent un indice de l’évolution des relations entre Narbonnais de souche et émigrés, tous deux sont écrits par des Gallo-romains et portent sur les nouveaux venus.

     

     

     

    Vers 430, Orens, évêque d’Auch, évoque l’arrivée des Barbares : 

     

    « Vois combien soudainement la mort a pesé sur le monde entier, combien la violence de la guerre a frappé de peuples. [ …] La mère a péri misérablement avec ses enfants et son époux; le maître avec ses serviteurs a subi la servitude. Ceux-ci ont été livrés en pâture aux chiens, ceux-là ont vu les flammes consumer leur toit et leur enlever la vie à eux-mêmes leur maison est devenue leur bûcher. Dans les bourgs, les domaines, les campagnes, les carrefours, les villages, çà et là tout le long des routes, on ne voit plus que mort, douleur, destruction, désastre, incendie et deuil; enfin la Gaule entière n’a été qu’un bûcher fumant.[6] ».

     

    Le propos d’Orens est parénétique, il s’agit d’exhorter le lecteur à abandonner les faux biens pour ne regarder qu’aux véritables vertus. Insister sur la fragilité des biens de ce monde est, certes un procédé classique en la matière.

     

    Il n’en reste pas moins que ce type de discours tranche singulièrement avec celui qu’un autre clerc, Salvien de Marseille, tient entre 440 et 450. Dans son De Gubernatione  dei, ce moine soutient que les Barbares ont été envoyés par Dieu pour punir les Romains de leurs fautes et il affirme :

     

    « Presque tous les Barbares, ceux du moins qui appartiennent à une même nation et à un même prince, s'aiment réciproquement, presque tous les Romains se font une guerre mutuelle ». Et il poursuit un peu plus loin : « quoiqu'ils <les pauvres, les orphelins et les veuves> n'aient rien, de leurs manières et de leur langage, et en quelque sorte aussi, de l'odeur fétide des corps et des vêtements barbares, ils aiment mieux pourtant se plier à cette dissemblance de mœurs que de souffrir parmi les Romains l'injustice et la cruauté. Ils émigrent donc ou chez les Goths ou chez les Bagaudes, ou chez les autres Barbares qui dominent partout, et ils n'ont point à se repentir de cet exil. Car ils aiment mieux vivre libres sous une apparence d'esclavage, que d'être esclaves sous une apparence de liberté[7] ».

     

     

     

    En deux décennies, le Barbare qui était présenté comme le fléau de Dieu est devenu une sorte d’ancêtre du bon sauvage. Le contraste est frappant. Le barbare, figure de l’altérité absolue est devenu l’autre qui s’avère finalement plus accueillant que le semblable.

     

    Pour formaliser cette évolution et l’exprimer en deux mots, on peut dire – certes au risque d’une simplification radicale - qu’entre le Ve et le VIe siècle, on est passé du multiculturalisme à l’interculturalisme. C’est ce que cet exposé aimerait établir.

     

    On entendra ici par « multiculturalisme » la coexistence de fait et la reconnaissance institutionnelle de plusieurs identités culturelles au sein d’une même société. C’est le cas à partir du foedus de 418 en Aquitaine et à partir de 461 à Narbonne ; deux populations coexistent dans un cadre juridiquement défini et non du fait d’une situation imposée par la violence. Ils cohabitent mais c’est globalement le règne de « l’entre soi ».

     

    On entendra par « interculturalisme » le mouvement d’homogénéisation des valeurs des différentes cultures en présence et le développement d’un ensemble de valeurs communes. Quand se produit une sorte d'interpénétration entre les cultures, le multiculturel devient alors interculturel. Nous verrons que c’est ce qui s’est lentement produit à Narbonne et, plus généralement dans le royaume wisigoth.

     

    Dans cette réflexion, on ne considère que les cultures gothe et romaine et on fait comme si chacune était homogène. C’est une double abstraction car, d’une part, d’autres cultures coexistent alors en Narbonnaise. Ainsi le concile de Narbonne de 589 liste-t-il cinq nationes dans la province, les Romains, les Goths, les Syriens, les Grecs et les Juifs[8]. Il est toutefois clair que, tant par le nombre que par le pouvoir détenu, ce sont les deux premières nationes qui donnent le ton en Narbonnaise. D’autre part, le monde romain est divers, entre le notable lettré parlant un latin classique et le petit peuple des écarts de mœurs, de normes et de valeurs existent ; il en va de même chez les Goths. C’est donc par simplification qu’on parle des Romains et des Goths[9].

     

     

     

     

     

     

     

    II-1) L’âge de la coexistence des cultures

     

     

     

    Dans les décennies qui suivent le foedus, et grosso modo  le Ve s, les barbares fédérés n’ont pas droit à la citoyenneté romaine et forment une catégorie sociale à part. Ils ont leurs usages, leur mode de vie, leur langue et leur religion et ne manifestent aucune volonté d’assimilation. Ils se distinguent par le costume en portant des peaux de bêtes[10] et non la toge et la tunique ; ils portent des bracelets, des fibules et des boucles de ceinturon en métal travaillé. Tout fait d’eux des étrangers absolus, des Barbares au sens grec du mot, des êtres avec qui la communication n’est pas possible. J. Schmidt rapporte que les Wisigoths faisaient usage du dromadaire pour le transport de biens et ce détail illustre combien ces émigrés devaient surprendre les populations romanisées.

     

     

     

    Les Wisigoths ont leur propre législation, la lex scripta wisigothorum, rédigée en latin, en 475 sous Euric, par un lettré romain Léon de Narbonne. Cette législation se substitue au foedus de 418, elle régit la vie des Goths et leur relation avec les Romains. Une législation destinée aux Romains va être rédigée sous Alaric et sous la direction de Anianus, la lex romana wisigothorum, et promulguée en 506 à Aire sur Adour. Ce code connu sous le nom de « bréviaire d’Alaric » présente un condensé du code théodosien adapté aux circonstances nouvelles.

     

    L’existence d’une double législation manifeste très clairement la séparation des deux peuples[11] mais l’usage commun du latin indique aussi que la romanisation des Wisigoths est commencée.

     

     

     

    Deux éléments garantissent essentiellement aux Goths leur originalité : leur religion et leur langue. Un auteur parle à ce propos de « stratégie de distinction[12] ».  Langue et religion sont d’ailleurs liées puisque la liturgie arienne est en gothique, c’est par elle que se maintient la langue jusqu’à la conversion de 589. Les Wisigoths disposent aussi d’une traduction de la Bible en goth, elle a été effectuée par  Wulfila (petit loup) vers 340[13]. Le goth est donc parlé jusqu’à la fin du 6 e s mais le latin est la langue officielle.

     

    Il est notable que aucun effort prosélyte n’a été entrepris par les Ariens dépositaires de la puissance armée, c’est le signe que les Wisigoths tenaient à leur singularisme linguistique et religieux. Comme le note J. Schmidt, dans les années 460-470, « deux sociétés se côtoient ; elles n’ont pas réussi une politique d’assimilation qui n’a jamais été souhaitée de part et d’autre[14] ».

     

    Pourtant, une lente acculturation réciproque  avait souterrainement commencé et ce, malgré l’interdiction des mariages mixtes car cette interdiction ne concerne pas les mariages royaux : le roi des Wisigoths Athaulf épouse Galla Placidia, la fille de l’empereur romain en 414 à Narbonne, avant même le foedus donc; plus tard, le roi franc Sigebert épouse la princesse wisigothe Brunehaut. Bien d’autres exemples existent. Un lent métissage culturel fait son chemin[15].

     

     

     

    II-2)  L’âge du métissage, vers un nouveau monde culturel

     

     

     

    La levée de l’interdiction des mariages mixtes à la fin du Vie siècle, après la conversion de Récarède au christianisme nicéen, facilitera bien sûr le rapprochement des deux populations gothe et romaine. Mais, dès avant, la civilisation romaine jouissait incontestablement d’un grand prestige aux yeux des chefs  wisigoths, la meilleure preuve en est l’usage du latin comme langue officielle et l’appel à des lettrés romains pour la rédaction des textes officiels.

     

     

     

    Léon de Narbonne est, à ce propos, représentatif du prestige exercé par le la culture latine sur les rois barbares mais aussi de la fascination de certains notables romains envers le pouvoir wisigoth.

     

     C’est à lui que Euric confie la rédaction en latin du code juridique reprenant les usages et coutumes des Goths. Il fait aussi partie de ceux à qui Alaric confie ensuite la rédaction – sous la direction d’Ananius - d’un code destiné aux populations romaines du royaume wisigoth. Léon est l’exemple même de ces hommes qui travaillent à jeter des ponts entre les cultures et qui met sa propre culture au service du bien commun. Il est véritablement l’homme de la relation interculturelle.

     

    Petit fils du rhéteur Fronton qui fut le maître de l’empereur Marc-Aurèle, Léon est l’héritier de la plus pure tradition latine or, c’est de lui que Sidoine Apollinaire dit qu’il « est admis chaque jour dans les conseils du prince très puissant … qu’il connaît les affaires, les alliances, les traités… le fond de toutes choses[16] ». Bien en cour, il parvint à fléchir l’intransigeance de Euric et à faire libérer Sidoine Apollinaire de la prison où l’avait conduit son hostilité au roi.

     

    C’est cet homme étonnant qui met toute sa romanité au service de l’éclosion d’un nouveau monde. La meilleure preuve de la qualité du texte juridique produit par Ananius et  Léon est qu’à la mort de Alaric, qui en était le commanditaire, le Franc Clovis promulgue ce texte comme loi de son royaume. Le romain Léon n’avait donc pas seulement œuvré au respect de la tradition romaine dans le royaume wisigoth mais aussi à la transmission du droit romain à l’Europe médiévale.

     

    L’exemple de Léon n’est pas unique. Nombreux furent ces lettrés qui collaborèrent avec le pouvoir wisigoth et nombreux furent les princes wisigoths qui leur accordèrent leur soutien.

     

     

     

    C’est un nouveau monde culturel qui se dessine en ce VIe siècle : la culture romaine coexiste et interagit maintenant avec la culture dite « barbare ». Au début du VIIe siècle, Isidore de Séville (560-636), dans son introduction à l’histoire des Goths, fait un éloge de l’Espagne qu’il présente comme la synthèse réussie d’un passé romain et d’un présent gothique, il écrit, s’adressant à l’Espagne, « le peuple si florissant des Goths, après avoir multiplié ses victoires par le monde, rivalise à son tour avec Rome pour t’enlever et t’aimer[17] ». Un Narbonnais de la même époque aurait pu dire la même chose à propos de sa province.

     

    Le propos n’est pas ici de dresser l’inventaire de ce que ce nouveau monde doit d’une part aux Wisigoths et d’autre part aux Romains[18] mais, d’insister sur cette rencontre qui est bien interculturelle et sur ses effets, le propos est de caractériser rapidement ce nouveau monde en gestation par rapport à l’ancien.

     

    Le métissage dont nous parlons, né de la rencontre romano-gothique, passe – on va le voir - par un double mouvement de romanisation des Goths qui abandonnent leur langue et leur religion et de barbarisation des Romains qui adoptent l’idéal belliqueux des Goths au détriment du goût pour les Lettres.

     

     

     

    Voyons rapidement ce double mouvement qui permet l’élaboration d’un nouveau monde culturel.

     

    L’abandon de l’arianisme par les Wisigoths est évidemment  un élément facilitateur du mixage des cultures. Cet abandon produit le double effet de lever les interdits sur les mariages mixtes et d’homogénéiser la langue ; le goth se perd, le grec est ignoré, le latin tend à devenir la langue des seuls lettrés, une nouvelle langue romane est en gestation et deviendra l’occitan.

     

    Une révision législative s’avère alors nécessaire puisque les écarts entre Goths et Romains s’amenuisent. Elle est entreprise par le roi Chindaswind (642-652), qui prescrit que désormais la législation serait la même pour tous ses sujets. Le fils de Chindaswind, Receswind (652-672), fait publier en 654 un code en douze livres, le Liber judicum qui abroge le Bréviaire d'Alaric utilisé précédemment pour les Hispano-Romains et le Code de Léovigild qui était une reprise du code d’Euric et qui s'appliquait aux Goths.

     

     

     

    D’autre part, un mode de vie de moins en moins urbain intervient aussi. Le regroupement de paysans autour des domaines agricoles, les villae, abandonne les villes aux militaires et religieux, « Les villes, jadis espace de vie des aristocrates et de spectacles pour le peuple deviennent les lieux de résidence des évêques et des garnisons[19] » écrit H.Inglebert[20]. Dès lors, Les valeurs militaires et religieuses l’emportent sur les valeurs civiles et culturelles ; « la fonction de combattant l’emporte désormais sur celle de lettré ou de fonctionnaire[21] ».

     

    B.Dumézil se fonde sur des données archéologiques pour poser le même constat de l’émergence d’un nouvel idéal de vie : l’analyse des tombes wisigothes montre la présence quasi systématique d’armes dans les tombes masculines et révèle ainsi l’importance accordée au statut de guerrier du défunt. Cette donnée rejoint exactement les remarques de P. Riché dans Education et Culture dans l’Occident barbare,[22] quand il note que, dans le courant du Ve siècle, l’éducation physique prend une importance de plus en plus grande et tend à supplanter l’enseignement des lettres, y compris dans le milieu de la vieille aristocratie romaine. « Une nouvelle aristocratie naît, plus belliqueuse et moins cultivée : l’ancêtre de la noblesse médiévale ».

     

    La barbarisation des Romains n’est pas spécifique de la sphère wisigothique. Elle se produit aussi dans les zones que régissent les Francs, les Burgondes, les Vandales …. L’originalité et l’intérêt de la rencontre qui se produit en Narbonnaise est dans le double mouvement d’emprunt et de renoncement réciproques qui permet, par exemple, au droit romain de survivre dans le Sud de la France.

     

     

     

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    Ces constats illustrent très précisément ce qu’énonce F.Julien : « de la culture est toujours en train à la fois de s’homogénéiser et de s’hétérogénéiser … la culture est essentiellement un phénomène d’altération[23]».

     

     

     

    S’intéresser aux Wisigoths, c’est donc d’abord rompre avec une vision monoculturelle de notre histoire L’exemple wisigoth montre comment deux cultures étrangères peuvent cohabiter et s’altérer mutuellement pour produire un nouveau type de civilisation[24]. L’homme médiéval n’est ni le citoyen romain ni le guerrier goth, il est le produit de la fécondation réciproque des cultures romaine et gothe. Cette fécondation illustre « un fait historique bien connu[25] », selon la formule de P.Riché, « l’adoption de la culture des vaincus par le peuple vainqueur».

     

     

     

    S‘intéresser aux Wisigoths, c’est aussi comprendre comment la cohabitation de deux cultures dont aucune n’essaie d'écraser l'autre, finit par produire un certain esprit de tolérance des élites que l'on retrouvera s'exercer aussi bien vis à vis des cathares que des juifs.

     

     

     

    S’intéresser aux Wisigoths, c’est encore découvrir que le sens de l’indépendance et l’esprit de résistance des populations du Languedoc ne datent ni d’hier ni d’avant hier. Pour l’illustrer, on évoque souvent la résistance cathare au pouvoir centralisateur du Roi de France et à la puissance de l’église romaine, on est tenté de lui donner comme lointain ancêtre la résistance wisigothe aux pressions des Francs. Derrière la défense de l’occitan et la défiance à l’égard de la France du Nord, on entend comme un lointain écho de ce refus wisigoth de céder à la pression franque.

     

     

     

     

     

     


    [1] G. Traina, 428, p 105

    [2] Les livres d’histoire de l’école élémentaire ont eu tendance à occulter ce fait pour souligner, en revanche, qu’au cours de cette bataille, « Mérovée s’est distingué à la tête des Francs » (par exemple, Cours d’histoire des Editions de l’école, 1951, p. 75)

    [3] p. 355

    [4] p. 9-10

    [5] http://www.lurioaddl.com/Pages/ReligionGoths.aspx

    [6] Commonitorium II (http://remacle.org/bloodwolf/eglise/oriens/commonitorium2.htm)

    [7] livre V (http://remacle.org/bloodwolf/eglise/salvien/table.htm)

    [8] Bonnery p. 79

    [9] Daniel Mercier rappelait dans son introduction au café-philo du 2 juillet qu’il n’existe pas de culture pure, que toute culture est toujours déjà fruit de métissage.

    [10] Sidoine parle ainsi des « rois couverts de fourrures » p. 140

    [11] On appelle un tel régime juridique «  régime de personnalité des lois ». Sous un tel régime, la loi qui est appliquée à chaque individu est déterminée enfonction de sa nationalité. Le système de la personnalité des lois s’oppose au système de la territorialité des lois qui suppose au contraire, que sur un territoire donné, la loi soit la même pour tous.

    [12] QSJ p. 70

    [13] Pour cela, Wulfila créa pratiquement une nouvelle langue écrite. Il inventa ses propres lettres, se servant comme base de l'alphabet grec en y ajoutant certains caractères runiques. On écrit « gotique » pour qualifier cet alphabet et cette langue et les distinguer du gothique plus tardif et sans rapport.

     

    [14] J.Schmidt p. 108

    [15] On peut contester l’usage du terme « métissage » en arguant que toute culture est de fait toujours le produit d’un métissage et qu’il n’existe évidemment pas de « culture pure », de culture non métissée. Cela est exact mais il est non moins vrai que les cultures, toute métisses qu’elles soient, ne cessent de se recombiner.

    [16] p. 214

    [17] cité par Bonnery p. 105.

    [18] En quelques mots, les Wisigoths ont apporté leur savoir faire en orfèvrerie, ils ont laissé une marque en architecture et sculpture et leur langue a laissé bien des traces en toponymie.

    [19] p. 74

    [20] p 71

    [21] Coumert et Dumézil, p. 123

    [22] Points histoire, 1995, p. 68-69

    [23] De l’Universel, p. 222-223

    [24] Je reprends ici la distinction établie par D.Mercier.

    [25] Riché p.49